5

Maintenant, la petite avait sept ans et son cadet cinq. C’était un garçon robuste, aux courtes cuisses, qui préparait déjà des muscles de vainqueur.

Le sein de sa mère qu’il tétait encore à deux ans alors qu’il tenait déjà solidement sur ses jambes, il le défendait âprement, avec un air terrible, les prunelles guettant au bord des yeux si on ne viendrait pas le lui prendre.

Il tétait encore que déjà il crachait sur le passage de sa sœur, de loin. Du fond de l’ombre, quand on profitait des flammes du feu pour économiser la lumière, Rémi observait Laure sans sourire. Il avait l’œil froid des possesseurs en titre. C’est un œil qui ne trompe jamais ceux que l’humanité rend pessimistes et le grand-père Florian l’était en diable.

En silence, celui-ci se promenait dans la maison avec un gros tisonnier qui, le plus souvent, était encore chaud. Quand le garçon s’approchait sournoisement de Laure pour lui faire un croc-en-jambe, il levait ce tisonnier et le petit, le bras devant le visage, faisait le timide tant qu’il pouvait. Ces scènes étaient toujours muettes, personne dans la maison n’en avait conscience.

À trois ans déjà, Rémi avait commencé, l’hiver, à mettre des boules de neige dans le cou de sa sœur pour la faire geler. On croit toujours que les monstres sont grands et gros et qu’ils sont hideux. Rémi avait un bon visage rond et rose, tel qu’on représente les chérubins ; mais le grand-père qui ne fréquentait pas le monde des raconteurs d’histoires et qui avait toujours eu affaire à la terre ingrate, savait très bien que les monstres peuvent être séduisants. Il avait appris à guetter l’humeur du gamin car ce n’était jamais spontanément que celui-ci cherchait noise à Laure. C’était toujours à la suite de mûres réflexions qui ridaient son jeune front.

« Il pense déjà à l’héritage », se disait le grand-père. Jusqu’à sa mort, il se tint en garde, le crochet du poêle à la main.

 

— Rémi, laisse ta sœur tranquille !

Cette injonction s’adresse au gros marmot de cinq ans qui vient de saisir, à pleines mains, les tresses de Laure pour la jeter au sol.

Le grand-père s’est aperçu le premier de cette sournoiserie. Le gamin n’a pas crié avant, n’a montré aucun signe d’énervement, d’excitation ni de colère. C’est froidement, délibérément qu’il a risqué ce geste, comme s’il y était poussé par un inconscient collectif qui règne depuis la création sur le monde des mâles.

Cette fois, il n’y parviendra pas, bien qu’il mesure déjà une demi-tête de plus que Laure.

— Comme un chat qui en rencontre un autre dans le couloir ! grommelle le grand-père. Il est dix fois plus costaud que sa sœur mais il a vingt fois moins de cervelle et dans ce monde, maintenant, c’est le cerveau qui compte.

La grand-mère qui le croise au coin du corridor lui dit :

— Tu parles seul maintenant ?

— Je parle à ma conscience !

C’est un homme d’âge et d’expérience le grand-père, et quelque part, en ce petit-fils, il se reconnaît au même âge. Il sait que déjà, dans cette intelligence à peine caillée comme le lait où l’on vient de jeter la présure, la volonté de ne jamais partager vient de se faire jour.

Le grand-père se dit qu’il faudra surveiller ça de près car il y tient à sa bergère. Hier encore, il en a parlé à Aimée.

— Tu crois qu’on pourrait pas commencer à lui apprendre ? Le soir, en s’amusant, quand le troupeau descend de la montagne ?

— Mais, père, elle n’a que sept ans ! Et regardez comme elle est petite !

— Elle aura les chiens ! risqua le grand-père. Les chiens connaissent le troupeau.

— Elle apprend bien à l’école, elle a bonne tête.

— Oh, je sais qu’elle apprend bien ! Mais ça n’empêche pas, au contraire ! Un berger qui a de la tête, il peut mener un troupeau dix fois plus grand que celui qui n’en a pas. Tu sais, ici, on a du large et avec un bon berger, on peut avoir un troupeau cinq fois plus grand. Et puis, finalement, un bon berger peut devenir un chef des bergers. Un de ceux-là que, finalement, ils finissent dans les bureaux et qui ne font plus rien. Il peut devenir conseiller général, un bon berger !

— Vous croyez que c’est une vie ça, père ? Vous croyez qu’une fille n’a pas d’autre ambition ?

Le grand-père regarde Aimée de travers. Depuis quelque temps, celle-là, elle lui échappe. Elle est rêveuse. Elle gouverne toujours aussi bien le troupeau mais ce n’est plus avec le sourire. Ses sourires, elle les réserve à Laure.

« Elle a envie d’un enfant, se dit le grand-père. Que Dieu garde qu’elle le fasse pas avec ce Piémontais ! » Il avait bien vu que le bouscatier suivait des yeux sa fille pensivement. Allons, il fallait aviser. Heureusement, il y avait celui-là, ce marchand d’agneaux de Sisteron qui commençait tout doucement à faire fortune. Celui-là aussi, quand Aimée accompagnait son père sur la foire, il la suivait rêveusement des yeux, et chaque fois que le père Chabassut avait quelques agneaux à vendre il lui faisait une bonne manière, c’est-à-dire qu’il arrondissait aux cent francs supérieurs le prix qu’il consentait aux autres éleveurs. Il avait bien dix ans de plus que sa fille mais baste ! Lui, le grand-père, sa particulière de Laragne avait bien vingt ans de moins que lui et il fallait voir comme elle s’ébattait, un vrai plaisir !

Un jour, Florian se décida. Ce fut dans le brouhaha d’un bistrot de Laragne où il avait attiré le maquignon sous prétexte de faire une pache, c’est-à-dire une affaire de pouliche qui venait de naître chez lui et qui était en surnombre de ce qu’il pouvait nourrir.

Ce jour-là, au comptoir, tout en faisant tourner son mazagran de café bouillant, Florian dit au négociant, à brûle-pourpoint :

— Tu la veux ma fille ?

L’autre eut un haut-le-corps.

— Laquelle ?

Le grand-père haussa les épaules.

— Oh bien sûr, pas Juliette ! Tu dirais un grenadier et elle sait faire que la cuisine. Non, je te parle d’Aimée, tu la veux ?

— Plutôt deux fois qu’une ! dit l’autre précipitamment.

Depuis longtemps, il avait envie d’arracher cette fille qui s’éreintait au travail aux griffes de ce paysan âpre au gain et qui ne comprenait rien à la vie ni aux femmes.

— Je te la donne ! dit Florian.

— Vous me la donnez ?

Il était ébloui le marchand d’agneaux. Il ne savait pas, cinq minutes auparavant, que ce jour serait le plus beau de sa vie.

— Je te la donne mais attention, sans rien, hé ! J’ai rien ! Je peux rien te donner.

— Vous croyez, dit l’autre, que ça suffit pas ce que vous me donnez là ?

L’idée n’avait jamais traversé Florian que sa fille valût tant que ça. En revanche, il regretta tout de suite de n’avoir pas demandé deux cents francs de plus pour sa pouliche.

Le lendemain, il accompagna Aimée à la recherche du troupeau. C’était un soir béni où tout était calme. Ils restèrent tous les deux muets une grande demi-heure d’abord. La montée était rude. Il fallait réserver son souffle. Puis le père dit :

— Aimée, je te marie !

Il y eut un silence mais, cette fois, à souffle égal. Ils étaient au sommet de la montagne. Le troupeau était éparpillé entre les grands hêtres. On était chez soi, en pleine propriété. La fille et le père pouvaient y réfléchir sans hâte.

— Ah ! dit la fille au bout d’un moment.

— Oh, dit le père, je sais bien ! Il y a ce Séraphin, le bouscatier, qui te court après. Moi aussi, quand j’avais vingt ans, j’avais une pauvresse après qui je courais et puis j’ai rencontré ta mère, pauvre aussi et pas jolie elle, mais elle était robuste, l’autre c’était un fifi d’un sou ! Jamais elle m’aurait fait sept enfants pour m’aider.

— Ah oui ! dit Aimée. Ça vous avez bien besoin de nous tous pour vous aider ! Mais nous, qui nous aidera ?

— Tu me dis ça d’un drôle d’air ?

— Vous trouvez ? Vous savez, père, vous n’avez pas besoin de vous faire tant de souci. Jamais je n’aurais épousé Séraphin et lui non plus, il n’a jamais pensé m’épouser. Qu’est-ce que vous voulez que ça fasse un chemineau et une fille qui n’a rien ? Il n’y a pas que vous qui êtes raisonnable, nous le sommes aussi !

Elle s’était éloignée pour cacher à son père qu’elle pleurait à chaudes larmes. Florian s’en était bien aperçu et il était bouleversé mais bien qu’elle lui présentât de nombreuses objections, sa raison lui commandait de dominer son émotion.

Le soir même, il appela Laure près de lui sur le banc de la cour où tout le monde avait l’habitude de reprendre haleine.

— Voilà, dit-il à Laure, je marie ta tante Aimée.

— Elle va partir ?

— Oui. Oh pas loin, je la marie avec quelqu’un d’ici, que tu connais, Charles, le marchand de moutons.

— Il est vieux ! s’exclama Laure.

— Mais non ! Il a trente-cinq ans !

— Et alors, c’est pas vieux ça trente-cinq ans ? Tatie n’en a que vingt-cinq !

Le grand-père tenait en main la grande longe avec laquelle il venait de gouverner les trois énormes percherons qui épouvantaient Laure par leur carrure. Ceux-ci avaient bien essayé, par amitié, de venir la flairer quand elle passait à leur portée dans la cour, mais ils avaient compris qu’ils lui faisaient peur, et depuis ils passaient au loin, sur la pointe des sabots, semblait-il.

— Tu comprends, dit Florian, tu as beau être haute comme trois pommes, tu es le seul homme de la famille ! Alors, c’est à toi que je parle.

— Mon père…, dit Laure.

— Ton père, c’est un estassi ! Ta mère est neurasthénique et ton frère, il mange, il boit, il dort ! Un point c’est tout.

Il regarda sa petite-fille bien en face.

— Non, dit-il, comme hommes, on est seuls tous les deux ici ! Alors tu vas aller dire au Piémontais que ma fille va être mariée et que lui, il doit se retirer.

— Mais si elle l’aime ?

— Qu’est-ce que ça veut dire ça aimer : où tu as pris ça ?

— Je l’ai lu dans un livre, dit-elle.

— À la maison, depuis que je suis petit, personne, tu entends bien ? personne n’a jamais dit ce mot et je te défends de le prononcer !

— Alors…, dit la petite.

— Alors quoi ?

— Alors tant pis ! Tatie Aimée n’aura pas de bonheur.

— Le bonheur ! s’exclama le grand-père. Encore un mot que tu as lu dans un livre alors que dans la vie, le plus important, c’est d’avoir de l’argent. Le bonheur, je te demande un peu ! Le bonheur, acheva-t-il, c’est une distraction de riches.

Aimée était à la cuisine, elle écrivait quelque chose au bas bout de la table. Elle écrivait lentement, en s’arrêtant à chaque mot, on aurait dit qu’elle faisait un travail harassant, qu’elle gravissait le chemin des Hautes-Herbes où il y avait tant de muguet. On l’entendait souffler comme en un dur effort. Laure se pencha sur son épaule.

— À qui tu écris ? dit-elle.

— À Séraphin, répondit Aimée, la voix étranglée.

La petite enfouit son visage dans la chevelure de sa tante qu’elle embrassa longuement. Elle posa les mains sur les bras robustes qui faisaient tant de travaux. Elle lut en même temps ce qu’Aimée écrivait :

« Monsieur, je suis bien navrée de devoir vous dire que nous devons cesser de nous voir à partir d’aujourd’hui. Mon père me marie avec un autre. Croyez que je regrette bien. Aimée. »

Toujours serrée entre les petits bras de sa nièce, elle relut ces quelques lignes, plia le billet en quatre et le tendit à Laure.

— Tiens, dit-elle, porte-lui ça à Séraphin.

Laure recula et se croisa les mains dans le dos pour refuser de prendre le papier.

— Non ! Je veux pas ! Je veux pas que tu partes !

— Tu auras ma chambre pour te consoler. C’est toi qui vas y coucher maintenant et je te laisserai ma photo.

— Je la fleurirai tous les jours !

Laure trépignait. Elle éclata en sanglots.

— Mais grosse bécasse ! On se verra tout le temps ! Je vais pas rester loin.

Aimée qui avait déjà le cœur si gros devait encore consoler la petite qui lui criait :

— Je perds tout en te perdant !

— Et moi, dit Aimée doucement, tu y penses à moi ? Moi aussi, je perds tout.

Depuis qu’elle avait rencontré Séraphin, la première fois quand il serrait Laure contre sa poitrine en descendant de la forêt où il venait de l’arracher à la mort, elle le voyait comme un archange. Son imagination l’avait devancée sur cette vision, d’un bout à l’autre de la vie, avec l’amour, avec les enfants. Elle avait l’intuition qu’il était autre chose que ce qu’il laissait paraître. Elle avait eu quelques contacts dans les bals, mais jamais quelqu’un ne lui avait offert tant de respect. Il écartait les mains d’elle pour ne pas la toucher. Il avait l’air d’avoir peur à chaque instant qu’elle glisse vers un autre monde, qu’elle s’échappe, qu’elle s’envole, enfin qu’elle fasse l’une de ces choses inconsidérées, et il avait toujours le mouvement ouvert de ses grands bras pour lui signifier qu’elle était libre. C’était elle, volontairement, avec l’élan de la préférence, qui s’était jetée contre la poitrine de l’homme, la seule fois où il avait effleuré ses lèvres.

À la place, elle aurait ce brave garçon bien rasé, un peu court sur pattes, pourvu d’une tête ronde et rouge à oreilles décollées, et l’espérance d’une existence courte à cause d’un bourrelet couleur lie-de-vin qui s’entassait peu à peu sur son cou puissant.

Aimée fermement mit le billet entre les mains de Laure qui pleurait.

— Porte-lui ça à Séraphin et dis-lui… non, ne lui dis rien. Ce billet, pas plus !

— Mais où il est Séraphin ?

— La maison de l’oncle Richard, c’est en bas sur la route. Tu verras une ruine.

— Il habite dans une ruine ?

— Oui, ils sont cinq là-dedans. Oh, ils ont un peu arrangé…

La maison était moitié mur, moitié bois. Elle avait été construite pour les chevaux, mais dans la fenière on avait dressé quelques cloisons pour faire des chambres. L’oncle Richard exploitait la forêt avec ces hommes que la vie avait rejetés. Ils vivaient à l’ancienne, joyeusement, espérant que ça ne durerait pas toujours, espérant qu’ils s’en sortiraient. Ils faisaient soupe commune, pain commun. Ils étaient soudés comme les doigts de la main par la misère et le travail.

Laure gravit l’escalier de bois sans garde-fou qui montait au-dessus de l’écurie. Elle se trouva sur un plancher mal équarri qui craquait sous son poids léger. Elle appela :

— Séraphin !

Elle entendit qu’on essayait d’ouvrir une porte qui résistait et qu’à la fin on poussa à coups de pied.

— Qu’est-ce que tu lui veux à Séraphin ?

C’était un rouquin à favoris qui posait cette question depuis son immense hauteur. Il fit à Laure presque aussi peur que les percherons.

— J’ai une lettre ! dit Laure en montrant le papier.

— Ah ! Il est là-bas, au fond du couloir. Frappe fort ! Il doit dormir.

Mais à cet instant, quelqu’un dit :

— C’est toi Laure ? Viens !

C’était une autre porte qui venait de s’ouvrir et qu’un grand corps bouchait tout entière. Laure tendit le papier.

— C’est ma tante, dit-elle, elle t’envoie ça.

— Entre ! dit Séraphin.

Il tenait un livre à la main. La pièce était bien rangée quoique sombre car l’unique fenêtre donnait sous l’avancée du toit qui faisait de l’ombre. Dans cette ombre, le visage tranquille de Séraphin baignait dans une sorte de lumière. Il y avait un lit petit et propre qui ne paraissait pas pouvoir contenir cette masse d’homme.

— Assieds-toi ! dit-il.

Il déplia la page qu’il lut. Il regarda Laure. Il souriait mais sans gaieté.

— Tu sais, Laure, elle n’avait pas besoin de m’écrire ça. J’avais compris bien avant elle qu’on serait pas autorisés.

Laure n’était qu’une enfant. Avec Aimée, tout à l’heure, elle avait épuisé son pouvoir d’émotion. Ses yeux curieux ne regardaient plus Séraphin. Le drame qu’il vivait avec Aimée s’enfonçait dans le souvenir de la fillette et elle s’y résignait avec le renoncement de l’enfance, obligée, faute de force, à refuser tout secours aux adultes. Laure n’avait plus d’attention que pour le volume abandonné par Séraphin à côté de lui. C’était un livre gris. Il portait ces deux mots, l’un au-dessus de l’autre :

 

Virgile

Églogues

 

Séraphin suivit le regard de Laure. Il contempla longuement ce petit visage blond, ces yeux qui ne voyaient maintenant plus que la couverture du livre. Il absorbait dans son souvenir toute la fragilité de cet être jeté dans la vie avec cette petite tête, ces petits bras, ces petites jambes. Une pitié extraordinaire le soulevait tout entier et lui tirait des yeux les larmes que sa propre misère n’avait jamais réussi à faire couler.

— Tu le veux, dit-il, ce livre ?

Laure fit signe que oui en hochant la tête.

— Prends-le ! Et dis bien à Aimée que moi aussi, je regrette.

Laure s’en alla presque contente. La tristesse de Séraphin et les pleurs de la tante étaient passés au second plan de sa mémoire. Le Tour de France par deux enfants, elle l’avait oublié. C’était la propriété du grand-père. Maintenant, entre ses mains, elle tenait le premier livre qui lui appartînt vraiment. Elle l’avait placé entre son chandail et sa chemise et elle avait croisé les mains dessus pour qu’il ne tombe pas à terre. En arrivant à la maison, avant même d’avoir revu Aimée, elle monta à la soupente qui était encore sa chambre jusqu’aux noces de sa tante.

Elle contempla encore une fois la couverture avec ravissement : Virgile, Eglogues, deux mots qu’elle ne devait jamais oublier de sa vie. Elle glissa le volume entre matelas et couverture.

 

Flavie, la grand-mère, gardait sur le cœur son impuissance à consoler sa fille quand Aimée en pleurs s’était effondrée contre son épaule.

Il y avait longtemps, pensant à Florian, qu’elle se disait :

— Un jour, je lui balancerai tout ça en pleine figure !

Ce jour était venu.

Il était trois heures du matin. Flavie se tournait et se retournait dans son lit, incapable de trouver le sommeil en dépit de ses muscles qui lui faisaient mal. Pourtant elle avait fait la lessive d’automne (seize draps) toute la journée, elle était fatiguée à mort mais la révolte la tenait éveillée. Quand elle entendit la pendule du corridor égrener trois heures, elle n’y put tenir. Florian ronflait à côté d’elle comme un bienheureux. « Tant pis ! se dit-elle. Y a pas que moi qui dois veiller ! » Elle secouait son mari d’importance, à deux mains, à le jeter hors du lit, et en même temps elle lui clamait dans la figure :

— Mais tu n’as pas vergogne ! Tu n’as pas vergogne ! Avec ce que tu te permets ! D’interdire à ta fille de se marier avec ce bouscatier !

— Quoi ? Qué ? Qu’est-ce que je me permets ?

C’est dur d’être réveillé en sursaut par une question qui vise l’essentiel de ce qu’on veut cacher. On a beau être sur le qui-vive, on risque d’en dire plus qu’on ne voudrait.

— Oh, tu as parfaitement entendu ! Laragne tous les quatre jours ! Vous, les hommes, vous croyez toujours que ce que vous faites, c’est invisible ! Mais c’est pas parce que je dis rien – ça m’arrange – que je suis complètement gégi ! D’ailleurs, le bouscatier, tu peux la marier à qui tu voudras, si c’est de lui qu’elle a envie, un jour ou l’autre, mariée ou pas, c’est lui qu’elle viendra retrouver sur son grabat !

— Oh, alors ! Si tu vois les choses comme ça !

— Justement, c’est comme ça qu’il faut voir les choses aujourd’hui !

Là-dessus, elle lui tourna le dos et, incontinent, elle se mit à ronfler. Elle était sûre en s’endormant que lui allait rester éveillé.

Florian, en effet, se cala la tête sur l’oreiller et les mains sous le crâne pour réfléchir. Ce secret bien agréable qu’il cachait à toute la famille faisait la moitié du délice de la chose. Maintenant qu’il venait d’être éventé, celle de Laragne tous les quatre jours ne lui paraissait plus du même attrait.

Cette conversation nocturne eut, sur le grand-père, un effet prodigieux. Il commença à vieillir.

 

On prépara Laure pour cette grande circonstance : un mariage. Il fallut lui procurer des souliers vernis. L’Audibert, le marchand ambulant qui venait sur les foires, eut toutes les peines du monde pour trouver des chaussures de gala qui s’adaptent au pied menu de Laure. On acheta deux mètres d’organdi rose pour pouvoir couper là-dedans de quoi faire une robe. On ne faisait pas souvent des robes à Marat, aussi fallait-il prévoir grand pour faire petit. On avait choisi un patron pour habiller la fillette. Un patron, ce sont des carrés de papier découpés que celles qui ne savaient pas calculer utilisaient pour prendre les mesures d’un corps.

Flavie et Aimée mirent la petite au milieu de la cuisine, debout, comme un mannequin. Les deux femmes ne parlaient pas, elles avaient la bouche fermée sur leurs lèvres hérissées d’épingles. Pendant trois jours, aux heures après le travail, sous la lampe, la machine à coudre n’arrêta pas dans la cuisine de la ferme. Pour la robe de la mariée, c’était le marié lui-même qui l’avait commandée à Marseille. Il faudrait simplement faire des retouches. Laure regardait tout ce remue-ménage avec des yeux d’adulte. Elle avait fait tout ce qu’elle pouvait pour s’immiscer entre les fiancés quand ils étaient seuls tous les deux. Elle apparaissait soudain derrière le banc sous les tilleuls où ils se faisaient confidence. Le fiancé trouvait ça agaçant. Aimée prenait le parti de la petite.

— Elle a tellement l’habitude d’être avec moi !

Cependant, Laure commençait à apprivoiser cet homme solide, prévenant et parlant bas. Il avait beau s’inonder de patchouli quand il venait entretenir sa fiancée, une odeur de bestiaux persistait sur son cou puissant.

Le mariage eut lieu en juillet. La tante mariée au négociant en plantes aromatiques avait prêté sa grande maison. C’était le restaurant d’Eourres, le seul, qui avait préparé le repas. Laure se souvint toujours qu’il y avait des vol-au-vent financière. Ce financière la ravissait. Il y eut bal, musique, chants et déclamations. Tout ce monde paysan était transfiguré. Les rancœurs n’apparaissaient plus. D’étranges confidences chuchotées parmi le brouhaha infernal de la musique et de la vaisselle transportée furent enregistrées par Laure. Les dames radieuses autour d’elle qui étaient ses tantes ou ses cousines se disaient certaines choses en riant, en rougissant, en se cachant la bouche de leurs mains très propres, lesquelles parfois portaient quelque bague de prix. Il n’était pas besoin à Laure d’entendre leurs paroles. Elle savait d’instinct qu’elles parlaient de choses défendues.

Pour le grand-père et la grand-mère, on ne savait pas d’où sortaient ces costumes du temps jadis qui les paraient. Ils étaient tous deux d’une grande dignité.

Au retour à Marat de toute la famille, Rémi, le frère vêtu de velours noir orné d’un jabot de dentelle, était oisif et vacant et même un peu barbouillé car, à l’insu de tous, il avait bu un petit demi-verre de sauternes, la grande bouteille offerte par le frère du marié. Laure gambadait gaiement avec une cousine, d’un étage à l’autre. Rémi était nonchalamment appuyé à la rambarde du premier étage, l’œil vague lorsqu’il vit passer au-dessous de lui la chevelure d’or de sa sœur qui dévalait les marches. Il n’y put tenir. Il essaya d’empoigner cette toison avec l’espoir de soulever Laure de terre et de la jeter en bas de l’escalier. À ce moment le grand-père surgit le tisonnier à la main. Il l’abattit violemment sur le poignet du garçon qui n’eut pas le temps d’achever son geste. Le tisonnier laissa une marque rouge sur l’avant-bras de Rémi qui se mit à hurler. Tout le monde accourut, y compris Laure qui n’avait rien vu. Sa mère affolée pressa son fils bien-aimé contre son sein parfumé des relents de la noce.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui s’est passé, mon chéri ? Qu’est-ce qu’on t’a fait ?

Le grand-père faillit répondre : « Il a voulu foutre sa sœur en bas de l’escalier. » Il rencontra le regard du môme qui se frottait le poignet.

— Rien, dit Rémi qui ravala ses larmes et sa douleur.

— Rien, dit Florian.

C’était une affaire entre hommes, entre propriétaires. Ça ne regardait personne. Vingt ans après, Rémi lisait encore sur la marque laissée par le tisonnier le souvenir de ce forfait. Ça ne lui faisait ni chaud ni froid.

 

Il était entendu que les mariés passeraient leur nuit de noces chez le frère aîné. C’était une imposante maison construite au dix-neuvième siècle quand les plantes aromatiques du pays avaient si grande réputation et qu’elles soignaient tous les maux. Cette maison embaumait la fleur de tilleul et de lavande sèche, de la cave au grenier.

Ce fut une nuit où deux âmes se frôlèrent, se suppliant en silence. Aucune parole ne passa les lèvres d’Aimée. La timidité, la distance, le malaise se disputaient ces deux êtres qui ne se connaissaient pas. Ce fut Charles qui parla. Il savait bien qu’Aimée l’avait pris mal volontiers.

— Rassure-toi, dit-il, ne retire pas ta chemise. Ce soir nous sommes amis. Viens te mettre contre mon épaule que je te réchauffe. Tu trembles toute. N’aie pas peur !

Il lui fit un creux entre son thorax et son bras. Ses muscles gras quoique un peu mous faisaient un bon coussin.

Le lendemain de bonne heure, Laure fut là pour embrasser sa tante. Elle avait dévalé, depuis Marat, en toute hâte, pour savoir. Tous les chuchotements entendus la veille l’avaient alertée. Elle attendait plus de mal que de bien de cette nuit de noces et voulait absolument savoir quel était le nouveau visage d’Aimée. Quand elle la vit sortir de la maison en tailleur élégant et le sac blanc à la main, elle ne reconnut pas sa bergère chérie mais c’était seulement pour son élégance. Elle se précipita sur Aimée et l’enlaça à la taille autant qu’elle pouvait avec ses bras trop courts. Charles regardait Laure avec bienveillance.

— Alors, dit-il. Et moi ? On m’embrasse pas ?

— Tu peux l’embrasser, dit Aimée. Il est comme toi et moi.

Laure sauta au cou de Charles qui la souleva de terre. Il avait le regard triomphant d’un qui sait se conduire dans la vie et Laure lui fit un sourire de connivence. Il avait de vastes joues agréables à embrasser et qui sentaient bon.

La berline du frère négociant en plantes attendait les mariés devant la porte. C’était encore une cérémonie. On leur ouvrait la portière de la voiture où ils s’asseyaient tous les deux.

— Je t’enverrai des cartes postales ! dit Aimée.

La voiture démarrait. Le couple allait à Marseille prendre le train pour Venise.

Laure frappa à la vitre que sa tante abaissa.

— Tatie, puisque tu vas en Italie, demande un peu qui était Virgile. Ils doivent connaître là-bas.

Aimée ne sut jamais ce que Laure avait voulu dire. Elle n’avait jamais entendu parler de Virgile.